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Dossier spécial (Sésame)

Accouchement sous X : dans la tête des “mères de l’ombre”

En France, les femmes peuvent choisir de recourir à un dispositif presque unique dans le monde : l’accouchement sous X. Cette pratique leur permet d’accoucher dans l’anonymat le plus total et de rompre tout lien de filiation avec leur enfant. Les frais de suivi de grossesse et d’hospitalisation sont alors à la charge de l’Etat et il n’y a en principe aucune trace écrite de leurs mises au monde. Inconcevables, invisibles, contrariées et anonymes, ces maternités sont l’objet de nombreux fantasmes et préjugés. Découvrez le premier épisode de notre série : Les mères de l’ombre.

Leurs témoignages sont rares voire inexistants. " Elles ont honte, elles ont peur ", résume Valérie Boulanger, ancienne responsable du service d’information et d’écoute SOS bébé. Chaque année en France, quelques centaines de femmes recourent à l’accouchement sous X. Cette pratique , autorisée dans de très rares pays comme le nôtre, leur permet de mettre au monde leur enfant sans avoir à donner leur identité. Elles les confient ensuite aux services d’adoption et disparaissent sans laisser de trace.

" Si elles demandent l’anonymat, c’est bien pour une raison : elles ne veulent jamais être retrouvées ", insiste Maele Le Goff, coordinatrice en maïeutique au CHU de Nantes. Baptisées " les mères de l’ombre ", ces femmes se cachent pour éviter l’opprobre et le rejet. Confinées dans un secret quasi total, elles portent seules la culpabilité d’un acte pourtant légal et proposé par les services sociaux et hospitaliers. " Très souvent, même l’entourage très proche n’est pas au courant ", renchérit Maele Le Goff.

Des naissances de moins en moins nombreuses

En 2022, elles ont été 209 à faire ce choix-là, selon le dernier rapport d’activité du CNAOP - le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles - en charge du recueil des dossiers des enfants nés sous X. Ce chiffre est l’unique indice qui puisse légèrement éclairer cette réalité. Ni l’institut national d’études démographiques (Ined), ni l’Insee n’ont pu fournir de statistiques plus récentes, plus complètes, plus détaillées.

Une certitude émerge tout de même de ce brouillard : elles sont de moins en moins nombreuses. Entre 600 et 700 bébés étaient recueillis dans les années 2010 contre environ 200 aujourd’hui. Un recul qu’on attribue à la démocratisation de l’IVG et de la contraception, à la baisse de la natalité et au développement des aides d’Etat pour les mères en détresse.

Un constat revient aussi régulièrement : " Il n’y a pas de profil type, chaque cas est particulier ", assure Chantal Prononce-Poyol, psychologue pour l’Aide sociale à l’enfance de Seine-Saint-Denis. La thérapeute est exclusivement dédiée à la prise en charge de ces femmes qui lui sont adressées par les PMI locales, le planning familial ou les maternités. " J’ai dû en rencontrer près de 400, toutes à des stades plus ou moins avancés de leurs grossesses ", affirme-t-elle.

Son expérience clinique lui a prouvé que les préjugés sur ces femmes (mineures, déni de grossesse, peur des parents) sont loin de refléter la réalité. " Il y en a certaines dans ces cas-là mais ce n’est clairement pas la majorité ", poursuit la psychologue. En Seine-Saint-Denis, Sandrine Servières, sage-femme à la PMI, confirme : " La dernière en date par exemple devait avoir une trentaine d’années, elle est venue me voir pour suivre des cours de préparation à la naissance ", raconte-t-elle. " Elle semblait très mature, arrivait très bien à verbaliser pourquoi elle ne se voyait pas être mère, d’ailleurs après son accouchement elle a pris un rendez-vous pour se faire ligaturer les trompes ", se souvient la sage femme.

Au CHU de Nantes, Maele Le Goff-Gautier a accompagné une femme mariée, déjà mère de deux enfants. " Elle est arrivée vers 23h, elle a accouché, nous a confié l’enfant et vers 5h nous a dit qu’elle devait partir parce qu’elle devait absolument emmener ses enfants à l’école. Et son mari n’en a jamais rien su ", révèle la maïeuticienne. En Gironde, Véronique Porres, responsable du bureau des adoptions, a suivi la démarche…d’un couple : " Ils avaient pris leur décision ensemble, ils ne se voyaient simplement pas être parents ".

Mariée, célibataire, étudiante, chômeuse, cadre, avocate ou professeur, déjà mère, mineure ou ayant dépassé la quarantaine… La femme qui confie son enfant ressemble à Madame Tout-le-monde.

L’impossible pourquoi

" On se demande toujours pourquoi, qu’est ce qui résiste au point de les pousser à se séparer de leurs enfants ", avoue Maele Le Goff-Gautier. Chez ces femmes, les motivations sont multiples, complexes, conscientes et inconscientes. " Parce que personne n’abandonne son enfant par gaieté de coeur ", insiste Maele Le Goff-Gautier. Dans une enquête menée entre 2007 et 2009, les chercheurs de l’Ined ont rencontré plus de 600 femmes accouchant sous X. Pour expliquer leur choix, 43% d’entre elles évoquaient une relation tumultueuse avec le père de naissance (séparation ; refus de devenir père ; violences conjugales) et 28% parlaient de leurs conditions de vie très précaires.

Selon les auteurs de l’étude, si ces raisons font partie de leurs décisions finales, elles ne sont pas les seules à expliquer l’accouchement sous X. " Les femmes avancent prioritairement les raisons qui leur paraissent les plus faciles à exprimer et pour lesquelles elles ne se sentiront pas jugées ou coupables ", développent-ils. Un avis que partage la psychologue Chantal Prononce-Poyol. Selon elle, les contingences financières ou sociales ne sont que la partie immergée de l’iceberg. D’autant qu’en Seine-Saint-Denis, le département met à disposition de ces femmes un panel de solutions d’accompagnement : appartement s’il faut s’éloigner de l’entourage, prise en charge psychologique et financière… " S’il n’y a vraiment que des raisons externes en jeu, nous leur donnons des solutions ", indique la psychologue.

La thérapeute a en revanche remarqué que la solitude et le manque d’appui de ces femmes était " criante parce que quasi systématique. Elles doivent tout assumer toutes seules, les hommes sont très absents ", souligne-t-elle. " Elles nous disent toujours qu’elles sont seules et isolées ", renchérit Véronique Porres.

Des mécanismes psychiques en jeu

Leur point commun se trouverait finalement du côté de la psyché. " Elles ont quasiment toutes des histoires traumatiques trans-générationnelles et des secrets de famille liés à la filiation et au sexuel, qui se trouvent réactivés par cette grossesse symptomatique ", observe Chantal Prononce-Poyol. C’est dans ces traumatismes que pourraient se trouver le noeud, la raison suprême qui les empêche de se projeter dans cette parentalité. Certaines ont parfois subi l’abandon ou l’absence de leurs parents, de la violence, des maltraitantes et des abus, des familles étouffantes, des non-dits, des secrets, des tabous.

" Ma dernière patiente par exemple avait subi des abus de la part de sa mère. J’ai fini par le comprendre entre les lignes, même si ma patiente ne les qualifiait pas comme tels. Elle avait même une relation très fusionelle avec cette mère maltraitante. Elle a d’ailleurs donné le prénom de sa mère à son bébé. Je pense que c’est cette relation totalement dysfonctionnelle avec sa propre mère qui l’a empêché d’en devenir une ", suppose la sage femme.

Pendant la grossesse, les femmes sont incontestablement vulnérables. " Le bouleversement hormonal, psychique, tous ces changements dans le corps et dans l’esprit ", détaille Maele Le Goff-Gautier. Cette période très délicate favorise la réapparition de trauma enfouis. " Quand on tombe enceinte, on revit très souvent sa propre histoire infantile ", confirme Chantal Prononce-Poyol. Pour ces femmes, les mécanismes psychiques en action sont si violents qu’il en résulte une impossibilité de devenir mère. " Elles le savent, elles parlent de blocages, de maternités inconcevables, elles disent que c’est trop pour elles ", témoigne Valérie Boulanger de SOS Bébé.

Une forme d’amour pour leurs enfants

" En confiant leurs enfants, elles les protègent de leurs propres histoires, de leurs familles, de leurs traumas ", poursuit Chantal Prononce-Poyol. " C’est un acte d’amour profond, imaginez la force qu’il faut pour se séparer d’un enfant parce qu’on sent qu’il sera mieux ailleurs qu’avec nous ", continue Maele Le Goff-Gautier. La majorité des personnes qui les côtoient sont unanimes : ce n’est pas un abandon mais un don d’enfant. Et l’amour que ces femmes ont pour leurs enfants est indéniable.

Au contraire. La majorité d’entre elles expriment une véritable préoccupation pour le bébé. " Elles reviennent nous demander s’il va bien, s’il a trouvé une famille, s’il semble heureux ", explique Véronique Porres. " Ce n’est pas parce qu’elles ne peuvent pas les élever qu’elles n’y pensent pas ", renchérit Maele Le Goff-Gautier. Le défaut d’amour n’est pas envers leur bébé mais envers elles-mêmes.

Ce choix qu’elles ont fait, elles le portent toutes leurs vies. " Les trois quarts des femmes culpabilisent beaucoup et manifestent un manque ", raconte Valérie Boulanger. " Elles n’oublieront jamais ", rebondit Maele Le Goff.